La Cour fédérale est appelée à forcer la traduction des décisions de la Cour suprême
MONTRÉAL — Devant le refus de la Cour suprême de traduire en français ses jugements unilingues anglais écrits avant 1969, et ce, malgré les recommandations sans équivoque du Commissaire aux langues officielles, l’organisme Droits collectifs Québec (DCQ) amène le plus haut tribunal en Cour fédérale.
«Aujourd’hui est un grand jour pour la démocratie québécoise, la démocratie canadienne, puisqu’il démontre qu’au fond, nul n’est au-dessus des lois et que c’est un principe fondamental dans une démocratie moderne telle que la nôtre. Lorsqu’une institution, peu importe à quel point elle est puissante, est en infraction avec la loi, elle se doit de se conformer et de se corriger», a affirmé le directeur général de DCQ, Étienne-Alexis Boucher, à l’entrée de la Cour fédérale vendredi matin au moment de déposer sa demande d’entre entendu par le tribunal.
La Cour suprême elle-même est protégée contre ce genre de recours, d’où la décision d’utiliser une voie de contournement, a expliqué l’avocat de DCQ, Me François Côté. «Nous dirigeons notre recours spécifiquement contre le Bureau de la Registraire de la Cour suprême du Canada (BRCSC), qui est une institution qui relève de la fonction publique fédérale et qui est distincte de la Cour suprême en elle-même, ce qui nous permet de ne pas frapper le mur de l’indépendance des tribunaux en matière d’autonomie de gestion.»
La Cour suprême rabrouée deux fois
Dans son rapport préliminaire d’enquête déposé en juin dernier et son rapport final présenté en septembre, le Commissaire aux langues officielles concluait que le fait de ne pas traduire les jugements antérieurs à 1969 constituait une infraction à la Loi sur les langues officielles. Son rapport final donnait 18 mois au plus haut tribunal pour corriger la situation, mais la Cour suprême n’a posé aucun geste en ce sens, le juge en chef Richard Wagner ayant déjà signifié son opposition. L’Assemblée nationale du Québec a également fait jouer son poids en adoptant une résolution unanime réclamant ces traductions..
«La réalité, c’est que nous sommes des alliés du Commissaire aux langues officielles. Lui n’a pas été capable de convaincre la Cour suprême. Alors nous on va utiliser les tribunaux pour convaincre la Cour», a avancé le président de DCQ, Daniel Turp.
État de droit et discrimination
Selon lui, «c’est un enjeu de respect de l’État de droit et la Cour suprême, avec son refus de donner suite aux demandes du Commissaire aux langues officielles, donne un très mauvais exemple», a-t-il plaidé, qualifiant l’attitude du plus haut tribunal de «très téméraire».
L’avocat Côté a renchéri, invoquant un concept bien ancré dans la Charte canadienne des droits et libertés. «Il est inacceptable qu’une institution si près du sommet et de l’accès à la justice fasse preuve de discrimination linguistique envers les citoyens du Canada. Aussi, la désinvolture et le refus tout simplement de reconnaître et corriger la situation sont des circonstances qui empirent la situation et qui demandent d’être dénoncées.»
Quatre demandes
La demande a été déposée vendredi matin par DCQ au greffe de la Cour fédérale à Montréal. Il s’agit évidemment d’une première, les instances de la Cour suprême n’ayant jamais été traduites en Cour.
Droits collectifs du Québec réclame du tribunal un jugement déclaratoire confirmant que l’omission de traduire ces décisions en français constitue bel et bien une infraction, afin de donner un caractère judiciaire au constat du Commissaire aux langues officielles.
Dans la foulée, on souhaite que la Cour fédérale ordonne au Bureau de la Registraire de procéder à la traduction des décisions en question dans les trois ans suivant une décision favorable et que ces traductions soient approuvées par des personnes humaines possédant une expertise de traduction juridique et non à 100 % par l’intelligence artificielle.
Des excuses et des dommages
DCQ veut également forcer le Bureau de la Registraire à produire et afficher sur son site web pour au moins cinq ans une lettre d’excuses formelle et officielle adressée aux citoyens francophones du Canada pour avoir enfreint leurs droits linguistiques.
Enfin, on demande au tribunal de condamner le Bureau de la Registraire à verser 1 million $ en dommages-intérêts, somme qui serait versée à des organismes voués à la promotion et à la défense de la langue française une fois les frais et dépenses juridiques couverts.
Une tâche colossale
La demande de traduction n’est pas anodine: on parle de quelque 6000 décisions rédigées seulement en anglais entre 1877 et 1969, soit l’année de l’adoption de la Loi sur les langues officielles. Auparavant, les décisions étaient écrites dans la langue où la cause avait été plaidée.
Le juge en chef plaide, d’une part, que les coûts seraient astronomiques, mais aussi qu’il n’y a pas d’utilité à le faire puisqu’il s’agit de décisions aujourd’hui désuètes en regard de l’évolution de la jurisprudence. Faux, rétorque Daniel Turp, prenant l’exemple de la décision Roncarelli contre (Maurice) Duplessis, rendue en anglais en 1959 et qui représente un important jalon juridique dans l’affirmation de la liberté de religion. «Cette décision a été citée 1317 fois par les tribunaux. Juste en 2024, elle a été citée 30 fois», fait-il valoir.
Le précédent du Manitoba
Un autre argument invoqué par DCQ est que la Cour suprême elle-même, en 1985, a obligé le gouvernement du Manitoba à traduire en français toutes ses lois depuis 1867. En d’autres termes, note DCQ, le plus haut tribunal a déjà pris position face à cette question et n’a aucun argument valable pour renier sa posture.
Pour Étienne-Alexis Boucher, il s’agit là d’une occasion unique «pour que les francophones, peu importe où ils se situent, au Manitoba, au Canada, en Acadie ou encore en Colombie-Britannique, s’unissent pour lancer un message très fort à l’effet que jamais plus les francophones du Canada et du Québec n’accepteront que leurs droits soient brimés, cela même par le plus haut tribunal du pays».
En appel devant… la Cour suprême?
Les représentants de DCQ n’ont pas pu échapper aux questions entourant un éventuel appel du BRCSC, s’ils devaient avoir gain de cause. Certes, un premier appel serait entendu par la Cour d’appel fédérale, mais la prochaine et dernière étape serait un appel devant la Cour suprême elle-même.
«Ce serait une situation inédite et intenable pour la Cour suprême, soutient Me François Côté. Techniquement, la Cour suprême serait appelée à juger son propre registraire. Je ne me prononce pas quant à savoir si ce serait une situation de conflit d’intérêts ouverte. Ça donne à tout le moins une apparence de l’être et à tout événement il y a la question aussi de la confiance du public envers les institutions judiciaires.»
Une porte de sortie
Il reconnaît qu’il a du mal à envisager une situation qui, faut-il l’avouer, aurait un certain caractère surréaliste, mais il réaffirme que «nous sommes en droit de l’exiger. La loi fonctionne de telle manière. La Constitution le permet et nous avons tous les arguments juridiques pour amener ce dossier jusqu’à une théorique audience en Cour suprême».
Y aurait-il une porte de sortie? Oui, dit-il, soulignant que le BRCSC pourrait accepter «de régler ce dossier sans avoir à aller jusqu’au bout».
DCQ s’attend à voir la Cour fédérale rendre une décision, une fois l’ensemble des étapes franchies, d’ici six mois à un an.
Dans un courriel envoyé à La Presse Canadienne, un porte-parole de la Cour suprême a indiqué que «puisque cette question est présentement devant les tribunaux, le Bureau de la Registraire de la Cour suprême ne fera aucun commentaire».